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L'acteur social est-il si irrationnel qu'on le dit?
Les sciences sociales classiques et modernes utilisent concurremment deux types de modèles de l'homo sociologicus, quelquefois explicitement, quelquefois implicitement.
Je qualifierai le premier de rationnel. Il part du principe fondamental que, pour expliquer le comportement, les attitudes ou les croyances de l'acteur social, il faut tenter de démontrer que celui-ci a, étant donné son passé, ses ressources et son environnement, de bonnes raisons d'adopter tel comportement, telle attitude ou telle croyance.
Prenons un exemple simple : les historiens et les sociologues se sont demandé pourquoi les bolcheviques ont si rapidement rétabli le mariage bourgeois qu'ils avaient aboli à leur arrivée au pouvoir. La réponse est que l'abolition du mariage avait rapidement provoqué une brutale crise du logement : étant donné le caractère incertain de l'union libre, les conjoints nouvelle manière n'étaient plus assurés de pouvoir bénéficier du gîte commun. Chacun des deux membres du couple avait donc désormais de bonnes raisons de chercher à disposer d'un logement à lui. D'où l'augmentation brutale de la demande de logements et, par suite, la crise du logement. D'où aussi le revirement du pouvoir, qui s'explique lui aussi par de bonnes raisons : après tout, le mariage bourgeois n'était pas aussi impopulaire dans le public qu'il l'était chez les bolcheviques. En le rétablissant, ceux-ci mettaient facilement et rapidement fin à une crise qui risquait de les rendre impopulaires.
Mais il faut immédiatement préciser un point essentiel.
Les bonnes raisons que je viens d'évoquer, celles du public, comme celles du pouvoir soviétique lorsqu'il rétablit le mariage, sont de type utilitaire. Les Anglo-Saxons parleraient ici de rationalité utilitaire (rational choice), et Max Weber de rationalité téléologique (Zweckrationalität). Dans les deux cas, les acteurs, i.e. le pouvoir et les citoyens de base, ont pris des