Il semble aujourd’hui établi que Science et Littérature constituent deux champs culturels distincts. Formation littéraire et formation scientifique se constituent en filières étanches. On est scientifique ou bien on est littéraire. Qu’en pensez-vous ? Je ne suis pas absolument certain que Science et Littérature constituent deux champs culturels aussi distincts que cela. Il me semble, au contraire, que ces deux « cultures » tissent en permanence, dans l’histoire, des liens complexes : elles s’épient, se surveillent, s’imitent, s’empruntent des images, s’échangent des questions, font glisser leurs métaphores réciproques d’un champ dans un autre, dévoient, déforment, rattrapent chacune au vol, pour les utiliser de manière imprévue, des concepts forgés par l’autre. Tout se passe comme si leur différence n’était entretenue que pour mieux faciliter une sorte de fécondation réciproque. Mais, en contrebande, si l’on me permet cette expression. Officiellement, elles témoignent chacune pour l’autre d’un respect distant, s’observent comme des personnages de cour, se congratulent en d’académiques discours officiels : « Je vous en prie… Je ne suis pas digne…. Moi qui ne suis pas un scientifique… Moi qui n’ai pas la finesse d’un littéraire… Bla…bla… bla… ». En réalité, elles se pincent sous la table, s’arrachent subrepticement une boucle de cheveu dont elles font un porte-bonheur, s’échangent des clins d’œil coquins avant de reprendre la pause… Et reviennent chacune, le lendemain, en ayant modifié, dans leur langage, dans leur comportement, un « je-ne-sais-quoi », comme disait Vladimir Jankélévitch, qui change tout. La difficulté est que, dans l’environnement intellectuel qui est le nôtre, il faut quand même, pour jouer à ce jeu, que ces deux cultures puissent régulièrement s’assurer de leur identité. Pour pouvoir emprunter, il leur faut disposer d’un « système intégrateur » assez stabilisé afin de ne pas être menacé par l’autre. D’où la débauche épistémologique de la modernité