L’expérience de Speenhamland (1795-1834) fait désormais figure de précédent fameux en histoire économique et sociale. Une telle notoriété doit beaucoup à Karl Polanyi qui, dans son maître-livre, La grande transformation, accorde une place de choix à cet épisode de l’histoire anglaise [1]. Speenhamland y est présenté comme un moment-clé, le prélude aux bouleversements du capitalisme moderne et l’origine des problèmes sociaux de notre temps. La thèse de Polanyi est bien connue : en instaurant une sorte de minimum vital, un « droit de vivre », les magistrats [2] anglais ont fait obstacle pendant près de quarante ans à l’avènement d’un véritable marché du travail ; ils ont empêché, un temps, la prolétarisation des masses et la « dé-socialisation » totale de l’économie. Sauf que cette initiative se serait avérée, en pratique, une fausse bonne idée. Polanyi souligne en particulier les effets désastreux de cette expérience sur l’économie et la société, à tel point que Speenhamland représenterait finalement « l’avilissement de la misère protégée ». Cet échec inaugurerait alors la modernité économique, sous le signe du marché « autorégulateur ».
Il faut se garder, toutefois, de ce que Paul Ricœur appelle « l’illusion rétrospective de la fatalité ». Les limites ou les défauts de Speenhamland ont certes favorisé l’essor d’un système de marché débarrassé de toute entrave, mais ils ne suffisent pas pour expliquer cette mutation profonde, à la fois économique, politique et sociale. La victoire du « fondamentalisme du marché » illustre tout autant le rôle des idées – et non des seuls intérêts – pour interpréter les changements politiques [3]. Au début du XIXe siècle, Speenhamland se trouve en effet au centre d’un débat passionné – et décisif – opposant ceux pour qui la pauvreté résulte de l’inaction politique ou de la défaillance des lois à ceux qui feront de ces lois, précisément, la cause de la pauvreté qu’elles devaient combattre. L’issue de ce débat va sceller le sort de