Strange Fruit est un poème qu’il faut lire en ayant à l’esprit un paysage rural semé de champs de coton qui laissent voir ça et là quelques arbres isolés ou quelques bosquets procurant un peu de fraîcheur. Il faut imaginer qu’au siècle dernier, dans les années 30, au plus fort des lynchages dans les campagnes américaines, quand un promeneur empruntait une route serpentant dans ce paysage de rêves, au détour d’un chemin, il n’était pas rare qu’il voie suspendu à un arbre un étrange fruit. Un fruit noir qui ensanglantait les feuilles et les racines de l’arbre qui le portait. Ce fruit étrange dont il est question désigne les corps des victimes noires des lynchages que l’on pendait aux arbres quand elles n’étaient pas brûlées vives. Ces images, Abel Meeropol, un enseignant juif d’origine russe, les avaient découvertes par le biais des photographies que les familles blanches s’adressaient sans vergogne et sur lesquelles on les voyait rayonnantes à côtés de leur victime. Choqué par cette pratique, il écrivit et publia un poème (Bitter Fruit) sous le pseudonyme de Aka Lewis Allan. Il en fera par la suite une chanson et la proposera à la chanteuse noire américaine de jazz et de bleues, Billie Holiday. Celle-ci, déjà célèbre, chantera pour la première fois ce texte, devenu Strange Fruit, au Café Society, seul club antiségrégationniste de New York. Dans une mise en scène sobre avec le public plongé dans le noir et un faisceau de lumière éclairant la silhouette de Billie Holiday, celle-ci chanta d’une voix déchirante accompagnée des seules notes d’un piano. A la fin de sa prestation, le public désorienté garda un silence de mort. Puis, un spectateur osa battre des mains entraînant peu à peu le reste du public dans un tonnerre d’applaudissements. Depuis, cette chanson compte parmi les réquisitoires artistiques les plus vibrants contre le lynchage couramment pratiqué dans le Sud et l’Ouest des Etats-Unis. Seize ans avant que Rosa Parks ne devienne