Adversaire
LETTRE D’EMMANUEL CARRÈRE À JEAN-CLAUDE ROMAND1 Paris, le 21 novembre 1996 Cher Jean-Claude Romand, Il y a maintenant trois mois que j’ai commencé à écrire. Mon problème n’est pas, comme je pensais au début, l’information. Il est de trouver ma place face à votre histoire. En me mettant au travail, j’ai cru pouvoir repousser ce problème en cousant bout à bout tout ce que je savais et en m’efforçant de rester objectif. Mais l’objectivité, dans une telle affaire, est un leurre. Il me fallait un point de vue. Je suis allé voir votre ami Luc et lui ai demandé de me raconter comment lui et les siens ont vécu les jours suivant la découverte du drame. J’ai essayé d’écrire cela, en m’identifiant à lui avec d’autant moins de scrupules qu’il m’a dit ne pas vouloir apparaître dans mon livre sous son vrai nom, mais j’ai bientôt jugé impossible (techniquement et moralement, les deux vont de pair) de me tenir à ce point de vue. C’est pourquoi la suggestion que vous me faites dans votre dernière lettre, plaisantant à demi, d’adopter celui de vos chiens successifs, m’a
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E. Carrère, L’Adversaire, Paris, P.O.L. éditeur, 2000, pp. 203-4. Réédition en collection « Folio », 2001. L’édition à laquelle nous ferons désormais référence date de 2002 et les citations tirées du livre seront suivies de l’indication de la page.
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Annie Oliver
à la fois amusé et convaincu que vous étiez conscient de cette difficulté. Difficulté qui est la vôtre évidemment bien plus que la mienne, et qui est l’enjeu du travail psychique et spirituel dans lequel vous êtes engagé : ce défaut d’accès à vous-même, ce blanc qui n’a cessé de grandir à la place de celui qui en vous doit dire « je ». Ce n’est évidemment pas moi qui vais dire « je » pour votre compte, mais alors il me reste, à propos de vous, à dire « je » pour moi-même. À dire, en mon nom propre et sans me réfugier derrière un témoin plus ou moins imaginaire