Le métissage invisible
Nous allons nous intéresser ici à une société, celle de l’Argentine, où le métissage, bien que clairement perceptible aux yeux d’un Européen, a été rendu invisible aux nationaux sous l’effet d’un projet politique développé dans la seconde moitié du xixe siècle. Ce projet était porteur d’une idéologie qui a éduqué le regard à ne pas rattacher à un métissage les différences dans la morphologie des individus, et en particulier dans le teint de leur peau 1.
Vues de l’Europe, vues de l’Amérique du Nord, les sociétés latino-américaines sont des sociétés métisses. Certaines d’entre elles le sont de façon marquée, d’autres de façon moins nette, mais l’évocation implicite ou explicite du métissage est toujours présente à leur propos dans l’esprit d’un Européen ou d’un Nord-américain.
À leur propre regard, ces sociétés ont un profil bien différent : la question du métissage n’y entre guère en compte. Ce point de vue concerne la presque totalité des sociétés de l’Amérique latine, même s’il y a des exceptions. La plus remarquable est certainement le Mexique où, notamment depuis la révolution de 1910, l’identité nationale est fondée sur l’évocation du métissage des origines, sur une méxicanité définie comme le produit de l’union de peuples différents, mais qui garde en mémoire ce qu’étaient ces peuples avant leur rencontre dans le Nouveau Monde.
En effet, de façon très générale, ces sociétés ne se perçoivent pas comme métisses. Les mots « métis », « métissage », « métisser », sont absents du langage quotidien. Ils ne sont présents que dans les propos d’intellectuels, d’anthropologues, de sociologues, alors que dans d’autres milieux on ne ressent pas le besoin de les prononcer. La réflexion que faisait il y a quelques années une étudiante péruvienne à leur propos est particulièrement éloquente : « Au Pérou, ce sont des mots pour un cours d’histoire, qu’on n’entend pas ailleurs ». Ce rappel des cours d’histoire – et plus précisément,